Au procès de l’attentat du marché de Noël de Strasbourg,le périple meurtrier d’un délinquant radicalisé – Par Jean-Luc VANNIER – Psychanalyste

Commentaires d’un article du quotidien « Le Monde » en date du jeudi 29 février 2024 et intitulé « Au procès de l'attentat du marché de Noël de Strasbourg, le périple meurtrier d'un délinquant radicalisé »

 Par Jean-Luc Vannier,Psychanalyste, Chargé d’enseignements à l’Université Côte d’Azur (Nice), Pr. à l’Edhec & l’Ipag (Nice et Paris)

Dans un article en ligne du 29 février 20241, le quotidien « Le Monde » évoque le
procès devant la Cour d’assises spéciale de Paris du périple meurtrier de Cherif
Chekatt, un délinquant radicalisé qui a semé la terreur dans les rues de Strasbourg,
le 11 décembre 2018 avant d’être abattu par les forces de l’ordre. Sur les quatre
accusés, seul Audrey Mondjehi-Kpanhoue est renvoyé pour « complicité
d’assassinats terroristes ». Trois autres sont jugés pour lui avoir vendu des armes.
A l’accoutumée, nous avons sélectionné certains passages de l’article que nous
faisons suivre de nos commentaires.

-1- « Le 11 décembre 2018, aux alentours de 20 heures, Cherif Chekatt, un
délinquant multirécidiviste de 29 ans, fiché « S » pour radicalisation, abat cinq
passants et en blesse onze, aux cris d’« Allah Akbar», en déambulant armé d’un
vieux revolver à barillet et d’un couteau dans le centre-ville de Strasbourg. »

JLV : l’énumération par le journaliste des multiples victimes de Cherif Chekatt
montre que le terroriste n’avait pas de cibles humaines distinctes et préétablies –
la symbolique religieuse du « marché de Noël » se suffirait-elle à elle-même ? –,
qu’il a tué « au hasard » des rencontres et « en déambulant » précise même le
journaliste : indication précieuse sur l’éclatement de la psychose du tueur,
incapable d’un raisonnement lucide sur le choix sélectif de ses victimes. L’acte
meurtrier du psychotique déclaré est souvent précédé d’un état où il ne reconnaît
plus personne chemin faisant. Quant au cri « Allah Akbar », il est sans aucun
doute venu galvaniser sa folie meurtrière. Indice qui n’est pas sans rappeler le
cas de l’attentat de Dijon en décembre 2014 où un chauffard avait foncé dans la
foule avec son véhicule. Aux enquêteurs, l’auteur du forfait avait déclaré : « pour
me donner du courage, j’ai crié Allah u Akbar pour annihiler tout esprit
critique (2) ».

-2- « Cherif Chekatt s’engouffre ensuite dans un taxi pour prendre la fuite. Durant
le trajet, il confie au chauffeur, Mostafa Salhane, qu’il vient de « faire un attentat
» et justifie son action : « Les kouffars [mécréants] tuent nos frères, il ne faut pas
se laisser faire. » Il lui raconte surtout avoir été visé par une perquisition à son
domicile le matin même, au cours de laquelle une grenade avait été découverte. »

JLV : deux éléments sont à relever dans ce passage. En premier lieu, le discours
auto-justificateur après l’acte criminel, discours bien « rôdé » dans ces
circonstances et qui possède une double fonction : outre la satisfaction procurée
par le crime au chaos pulsionnel qui trouve ainsi sa butée, voire subit un semblant
de réorganisation psychique, la commission de l’acte terroriste – ou plus
généralement criminel pour un psychotique – engendre chez son auteur un retour
– provisoire – dans la réalité. Retour dans la réalité qu’une justification – un
système idéatif d’équivalence et fondé sur une construction délirante – a pour but
de ménager (3). Il faut colmater, suturer la béance entre « l’avant et l’après »
psychologiques du crime. L’évocation, en second lieu, de la perquisition comme
élément déclencheur de la psychose et qui, selon l’analyse pertinente du
journaliste, aurait « précipité » la mise en acte, indique la nature paranoïaque de
la psychose : cette perquisition aura comme « enfoncé » les ultimes défenses
psychiques et structurantes du tueur. Tout autre élément, même le plus singulier
mais à condition qu’il soit vécu comme « extérieur » et « intrusif », aurait
probablement eu, à terme, des effets similaires (4).

-3- « Dans son appartement, les enquêteurs découvrent une clé USB contenant
une vidéo d’allégeance au calife auto-proclamé de l’EI. Coiffé d’un keffieh rouge
et blanc, il y annonce son projet d’attentat : « Je réponds à l’appel pour frapper les
mécréants. » Quelques heures plus tard, l’EI revendique l’attaque ».

JLV : Inutile de revenir sur la signifiance de la vidéo d’enregistrement qui met
en exergue l’image : la lettre est devenue illisible au regard de l’environnement médiatique. Il serait néanmoins intéressant d’examiner cette vidéo pour en
étudier l’éventuel rapport à l’image inconsciente du corps chez le tueur : le
« mauvais regard » croisé des victimes « au hasard » de sa « déambulation »
serait-il venu lui rappeler le morcellement de sa propre image inconsciente ? Et
dont nous savons toute la rage destructrice que cette confrontation est à même de
déchaîner chez le psychotique (5).

-4- « Cadet d’une fratrie de sept enfants, Cherif Chekatt était avant tout connu
pour être un délinquant chevronné. Condamné vingt fois en France pour des faits
de violences aggravées ou de vols avec violence, il a été incarcéré à quatre reprises
pour une durée totale de sept années passées derrière les barreaux. Il a également
sévi en Allemagne, où il a effectué un an de prison, et en Suisse, où il a passé
quatorze mois en détention. »

JLV : la sous-culture de la délinquance ajoute un éclairage pathognomonique à
la structure psychique. Dans nos études antérieures, nous défendons l’idée que
cette délinquance « à répétition » constitue des tentatives – illusoires – d’étayage
mental visant à éviter l’effondrement intérieur de la personne : celle-ci se
raccroche à l’acte, a fortiori à l’acte violent ou destructeur, comme à une branche
au-dessus d’un vide sidéral, mais ce vide se situe en elle. Nombre de terroristes
djihadistes sont passés par ce « stade » intermédiaire.

-5- « Mi-voyou, mi-djihadiste, il justifiait son profil hybride auprès de ses proches
par le fait qu’il volait les « biens des mécréants », a raconté un de ses frères aux
enquêteurs. »

JLV : l’indication du journaliste « Mi-voyou, mi-djihadiste » décrit bien, par-
delà cette oscillation sur l’identité – laquelle de ces deux appartenances l’emporte
in fine ? – la complexité du mécanisme où s’origine le basculement dans la
radicalisation et dans l’acte jusqu’au-boutiste. Basculement à même de constituer
par sa radicalité, une sorte d’étape ultime, une voie sans retour.

-6- « Le principal accusé de ce procès, Audrey Mondjehi-Kpanhoue, est un
personnage aussi transgressif qu’insaisissable. Ce délinquant d’origine ivoirienne
de 42 ans, décrit tantôt comme protestant, tantôt comme converti à l’islam, a
tourné plusieurs clips de rap sous le nom de scène « 1pulsif », qui illustrent la confusion de ses centres d’intérêt : s’y côtoient des armes, des femmes dénudées
tenues en laisse et des références à Allah ».

JLV : c’est sans doute le développement le plus intéressant de cet article tant il
décrit, sous couvert d’une « confusion des centres d’intérêt », l’éparpillement
psychique d’Audrey Mondjehi-Kpanhoue : dissémination brouillonne qui trahit
la recherche tous azimuts de moyens de sauvetage lesquels s’efforcent de trouver
leur cohérence. L’intrication des éléments – le triptyque « armes », « femmes »,
« Allah » – vise à créer une grille de soutien et de protection qui doit évidemment
tenir compte des principales élaborations délirantes de l’intéressé. Point besoin
d’être psychanalyste pour comprendre, outre la portée phallique des « armes »,
que « les femmes dénudées tenues en laisse » divulguent les désirs sexuels de
l’individu. Désirs imprégnés des angoisses les plus archaïques de l’homme face
à l’hubris de la sexualité féminine (6).

NOTES

1 Attentat du marché de Noël de Strasbourg : le procès du périple meurtrier de Cherif Chekatt s’ouvre à Paris
(lemonde.fr)

2 J.-L. Vannier, « Réflexions psychanalytiques sur le terrorisme djihadiste, de l’autopunition à l’autodestruction »,
In Radicalisation et Radicalité, Une Voie de la destructivité, Psychiatrie Française, Vol. XXXXVIII, 2/17, Octobre
2017, p. 94.

3 Voir point 4 d’une note précédente : https://drive.google.com/file/d/120N898m36UBreHd7CrTgPyQXEwyGV-ux/view

4 Nous en avons donné un exemple au point 3 de la note suivante :
https://drive.google.com/file/d/1jGWtzQ7zAi6pswC6vxQXQaPMlenkBl2a/view

5 Voir point 5 d’une note précédente : https://drive.google.com/file/d/12rGUmV9qPEnoLFKGsd6P1VqX7-MaE7rE/view

6 Voir point 2 d’une note précédente : https://drive.google.com/file/d/1ULQB-
nXs_0inE5mHXS7wUfouRKbdWuFp/view

 

Nous souhaitons remercier Dr Jean-Luc Vannier pour son analyse plus que pertinente.

Contact: vannier06@gmail.com

 

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